Nurtantio Projects

Pour une politique RH avant-gardiste dans l’enseignement supérieur
		exprimons la charge des enseignants en ECTS plutôt qu’en heures de cours


Tribune publiée dans La Libre

Par Yoneko Nurtantio, experte enseignement supérieur, autrice chez Larousse

Pourquoi la pointeuse est devenue vintage

C’est fou tout ce que le corona nous a appris. Dans le monde du travail, tenez, il y a eu cette sorte de révélation lumineuse : eh bien non, le but, ce n’était pas juste de pointer un 9-17h. En deux ans, bon nombre d’employés ont gagné beaucoup d’autonomie : l’enjeu c’est finalement de réaliser une série de missions, et pas uniquement de prester un nombre d’heures vissé à son poste de travail (ou, espérons-le, à la "boule verte" qui traque votre présence sur Teams).

Aujourd’hui, nous reconnaissons massivement la valeur du travail au-delà des heures prestées en présentiel. C’est le moment idéal pour intégrer cette approche dans la politique RH des universités et hautes écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je plaide pour que la charge des enseignants ne soit plus fondée sur les heures de cours, mais qu’elle soit désormais calculée en ECTS.

ECT… qu’est-ce ?

Petit mémo : "ECTS", c’est un raccourci pour désigner le Système européen de transfert et d’accumulation de crédits (European Credits Transfer System). 1 crédit ECTS équivaut à une moyenne de 25 à 30h de travail. Ce mécanisme a été mis en place dans le cadre du processus de Bologne initié en 1998. Au départ, il a surtout servi de "monnaie d’échange" pour faciliter les mobilités étudiantes entre les pays. Un pari gagnant, quand on sait que les programmes Erasmus et Erasmus+, pour ne citer qu’eux, ont permis d’accomplir plus de 12 millions de mobilités depuis leur création(1).

Une monnaie d’échange révolutionnaire

L’introduction de l’unité "ECTS" avait quelque chose de visionnaire : pour la première fois, au-delà des heures de cours, on mesurait (en d’autres termes : on attribuait de la valeur à) la charge de travail complète des étudiants. Heures en auditoire, mais aussi : travaux pratiques, temps dédié aux travaux de groupe et à la recherche individuelle, temps moyen d’étude… tout cela a été pris en compte dans l’estimation. L’utilisation de l’unité "ECTS" fait aujourd’hui partie des évidences, du vocabulaire de base, voire de l’imaginaire collectif du monde académique. Et si nous allions au bout de la logique, et que nous appliquions ce système aussi aux enseignants ?

De la reconnaissance pour vos équipes

En calculant la charge de travail en ECTS, les établissements donneraient un signal fort à leurs équipes. En tant qu’employeurs, ils exprimeraient par ce biais leur reconnaissance – aux deux sens du terme – pour le travail réalisé par le corps enseignant. En sous-texte, on pourrait lire ceci:

• Nous reconnaissons que toutes les tâches réalisées en dehors de l’auditoire vous prennent du temps et ont de la valeur (préparations, corrections, coordination, etc.) ;

• Nous vous encourageons à enseigner avec flexibilité, en intégrant différentes méthodes pédagogiques (classes inversées, hybridation présentiel/distanciel, MOOCs, mais aussi échanges de groupes, voyages d’étude, etc.) ;

• Nous rappelons la valeur de chacune des 3 missions qui vous sont dévolues : au-delà du pilier "Enseignement", se tiennent les piliers "Recherche" et "Service à la collectivité" (2). Par notre calcul en ECTS, nous valorisons le temps que vous investissez dans des projets de recherche, mais aussi dans les "services à la collectivité" dirigés soit vers le grand public (via de la vulgarisation par exemple), soit au bénéfice de notre institution.

Une piste concrète face à l’augmentation de la charge administrative

Cette reconnaissance répondrait à l’appel que lancent depuis de nombreuses années les professeurs qui fustigent "l’accroissement de la charge administrative". Car oui, rédiger le PAE de chaque étudiant(3) , organiser la coordination pédagogique, se concerter entre titulaires de cours, mettre régulièrement à jour le programme (et le réformer périodiquement de fond en comble), orchestrer les délibérations, prendre l’avis des professionnels et en tenir compte, dynamiser un réseau d’alumni, enregistrer des vidéos pour expérimenter une nouvelle forme pédagogique… Oui, tout cela prend beaucoup, beaucoup de temps. Et le calcul de charge en ECTS permet de reconnaitre que tout ce travail accompli en dehors de l’auditoire, c’est précisément ce qui donne un supplément d’âme à l’institution dans sa globalité.


En pratique

Certes, la conversion de la charge depuis une unité "heures" vers une unité "ECTS", cela va demander de l’adaptation dans les services informatiques. Une de plus. Désolée : je suis consciente que vous avez été en première ligne pour de nombreuses réformes ces dernières années ; et courage : l’approche que je propose est déjà en vigueur dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur au nord du pays. Rien d’infaisable, donc.

Concrètement, il serait utile de différencier, dans le calcul, les heures dédiées à chacun des 3 piliers évoqués ci-dessus (Enseignement, Recherche et Service à la Collectivité). Par ailleurs, il me semble juste de tenir compte du taux d’encadrement pour affiner la pondération : donner cours à un groupe de 500 ou de 5 étudiants, cela ne couvre pas la même réalité. Enfin, je ne doute pas que les enseignants, premiers concernés, auront encore bien des pistes à suggérer pour affiner la méthode de calcul. On ajouterait ce point à l’ordre du jour de la prochaine concertation pédagogique ?

Yoneko NURTANTIO est experte de l’enseignement supérieur (elle a participé à l'évaluation de 80 formations en FWB et en Flandre). Elle est également autrice chez Larousse et créatrice de la méthode KOOCHING en organisation du travail.


Texte et photo : Yoneko NURTANTIO © (2022)


Notes

(1) Noémie GALLAND-BEAUNE, "Erasmus+ en 10 chiffres" ; Données mises à jour le 19/01/2022 par Valentin LEDROIT. Disponible en ligne
Les statistiques par pays et par année sont disponibles sur le site de la Commission européenne

(2) "Ces établissements [sc. les établissements d’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles], ainsi que leur personnel, assument […] les trois missions complémentaires suivantes :

1° offrir des cursus d'enseignement et des formations supérieures initiales et continues, […];

2° participer à des activités individuelles ou collectives de recherche, d'innovation ou de création, […];

3° assurer des services à la collectivité, grâce à leur expertise pointue et leur devoir d'indépendance, à l'écoute des besoins sociétaux, en collaboration ou dialogue avec les milieux éducatifs, sociaux, culturels, économiques et politiques." (Décret du 7 novembre 2013 définissant le paysage de l'enseignement supérieur et l'organisation académique des études, dit "Décret Paysage", art. 2 partim)


(3) "Programme annuel de l'étudiant : ensemble cohérent, approuvé par le jury, d'unités d'enseignement d'un programme d'études auxquelles un étudiant s'inscrit régulièrement pour une année académique durant laquelle il participe aux activités, en présente les épreuves et sera délibéré par le jury" (Décret Paysage, art. 15, §1, 7°)


Yoneko NURTANTIO