Bien manger n'est pas un privilège. C'est un droit humain
Je trépigne en ce vendredi matin. Voilà trois ans que je m’active pour limiter le gaspillage alimentaire en Belgique : j’organise des conférences dans les entreprises et les écoles (par visio en 2020), j’anime avec ma famille une page Facebook issue du Challenge JUST KEEP IT (un défi sans gaspi) et nous avons tout juste publié un livre de cuisine intitulé « JUST KEEP IT : les recettes #Zerogaspi » – qui fait suite au guide « Zéro gaspi ! » que nous avons publié chez Larousse. Ce matin, j’attends avec impatience les participantes à notre atelier antigaspi. Gisèle, Blandine, Hafida… elles arrivent les unes après les autres dans la cuisine du Centre public d’action sociale (CPAS) de Berchem-Sainte-Agathe. Durant toute la matinée, ça va papoter, taillader, découper, mijoter… on échange nos trucs et astuces pour cuisiner sain, simple, bon marché, toujours avec une touche #Zerogaspi. Tout se déroule naturellement. Si ce n’est au moment du départ. Car Gisèle, Blandine, Hafida et les autres ne quitteront pas le CPAS sans aller chercher leur colis alimentaire. De quoi se remplir le ventre pour la semaine.
Comme 13 millions de citoyens européens, elles vivent en état d’insécurité alimentaire[1] : une fois les charges payées, elles doivent faire un choix entre alimentation, soins médicaux, vêtements.
En préparant ce partenariat avec le CPAS, j’ai été choquée par l’ampleur de la situation, y compris en Belgique, pourtant 24e pays le
plus riche au monde. L’aide alimentaire se traduit par différents mécanismes, parmi lesquels les colis sont les plus emblématiques [2].
Le contenu de ces boîtes est largement financé par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD). Elles sont ensuite complétées et distribuées par des
acteurs locaux, notamment en récupérant les invendus des marchés [3] ou de la grande distribution [4].
Tout cela permet de répondre au plus urgent.
Mais à l’heure où plus d’un Européen sur 50 fait appel aux colis, notre politique alimentaire mérite d’être plus volontariste.
Des conserves, des bocaux, des produits lyophilisés… le colis de base fourni par la FEAD est conçu pour être stocké longtemps et pour convenir
à des personnes qui ne sont pas en mesure de cuisiner. Sur le terrain, les colis pourtant bien utiles sont reçus avec déception. Comme le résume un travailleur
social : « L’aide alimentaire, c’est épuisant car l’offre ne rencontre pas la demande. »
On le constate à 3 niveaux :
▪ Qualité nutritionnelle : les produits comportent souvent un indice glycémique élevé (p. ex. mousseline de pommes, confiture de fraises)
▪ Qualité gustative : limitée, d’autant que le contenu des colis se répète inlassablement, de semaine en semaine pendant un an. Certains usagers sont dans « le dégoût
de manger[5] ».
▪ Inadéquation au régime de l’usager (p. ex. produits non halal). Les colis tels qu’ils sont actuellement conçus amènent à un paradoxe consternant : des milliers
de conserves ne sont pas écoulées.
👍 Bonne nouvelle : le moment est propice pour repenser l’aide alimentaire.
Les citoyens plus privilégiés sont chaque jour plus nombreux à s’interroger sur leur assiette, et cela s'est aussi marqué pendant le confinement
(une enquête menée sur l’évolution des habitudes de consommation en France durant le confinement indique que 43% des personnes interrogées ont passé plus de temps
à cuisiner et 33% ont gaspillé moins de nourriture (surtout les 35-44 ans))[6].
Voici deux pistes concrètes pour agir.
Chacune de ces pistes est pensée à la fois sur le plan « aide alimentaire » et sur le plan « citoyen lambda ».
PISTE N°1 : Améliorer à court terme la qualité des produits proposés dans les colis
Réviser le cahier des charges en dialogue avec les bénéficiaires, en intégrant des critères tels que donner la priorité aux produits
bruts qui s’intègrent facilement dans différentes cultures alimentaires.
Moins de conservateurs, des produits plus sains… et si les paniers bios remplaçaient un jour les colis alimentaires ?
Pour nous tous : les politiques publiques portant sur la santé sont un investissement payant. La France a adopté le Nutri-Score pour mieux informer les
consommateurs ; c’est certainement une bonne pratique à généraliser. L’Europe peut à son tour se montrer plus stricte sur ses critères de qualité des produits
alimentaires qu’elle autorise à mettre en circulation, afin de limiter les produits particulièrement nocifs pour la santé.
PISTE N°2 : Mettre des espaces de cuisine à disposition des usagers
En réponse à la solitude urbaine et dans la mouvance du batch cooking, nous pourrions dès l'apaisement de la crise sanitaire mettre
à disposition des espaces de cuisines collectives vides en soirée. Les usagers qui en ont besoin pourront ainsi préparer ensemble leurs plats pour la semaine.
Une manière supplémentaire de participer à la réactivation de ce public précarisé, pour dépasser l’image des files d’attente aussi passives
que dégradantes.
Pour nous tous : cuisiner, ce n’est pas « ouvrir une boîte ». Or, de nombreuses personnes, qu’elles dépendent ou non de l’aide alimentaire, reconnaissent manquer
de compétence en cuisine. Le livre que nous avons développé (« JUST KEEP IT : les
recettes #Zerogaspi ») est un outil pédagogique de base qui répond à cette
réalité : les préparations sont simples, rapides, bon marché. Les ateliers que nous organisons à l’attention des usagers relèvent de l’éducation permanente ; chaque
participant reçoit notre livre de recettes et une session de débriefing est organisée quelques mois plus tard sur les progrès et difficultés rencontrés par chacun.
Nous proposons de généraliser ce type de dispositif à un plus grand nombre de citoyens.
Manger, c’est la vie
👍 Les pistes sont nombreuses pour améliorer notre alimentation et, à terme, la santé publique européenne. Il est possible de partir
des produits (mieux informer et améliorer qualité des aliments), des espaces (partager des cuisines) ou encore de la formation (diffuser des outils et organiser
des ateliers). Alors, par où est-ce qu’on commence ? Par l'essentiel : sortons de l’optique purement caritative. L’alimentation est un droit
élémentaire [7]. Manger, c’est la vie.
L’historien Guy Vantemsche fait remarquer ceci : « De plus en plus la soi-disant responsabilité ou « faute » individuelle est (à nouveau) invoquée pour
expliquer la pauvreté – au détriment de facteurs collectifs et structurels, qui étaient davantage pris en compte au cours des trois décennies après
la Seconde Guerre mondiale [8]. » Or, l’ampleur de l’insécurité alimentaire en Europe nous oblige aujourd’hui à sortir de cette logique.
Sommes-nous prêts à faire face à cette réalité?
(2020)
Bibliographie
▪ Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophone, Santé conjuguée. Invité spécial : la Concertation Aide alimentaire,
juin 2016, n°75 (ISSN : 1372-6064).
▪ Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, Pauvrophobie: Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, éd. Luc Pire, Waterloo, 2018.
▪ Marie-Louise Bruyère, Gwenny Nurtantio et Yoneko Nurtantio, JUST KEEP IT : les recettes #Zerogaspi, ASBL Nurtantio Projects, Bruxelles, 2019.
▪ Hugues-Olivier Hubert et Justine Vleminckx, L’aide alimentaire à Bruxelles. Le regard des bénéficiaires, Les cahiers de la Recherch’Action #06,
Fédération des Services sociaux (FdSS-FdSSB), novembre 2016.
▪ Céline Nieuwenhuys (éd. resp.), SOLENPRIM. Vers un accès pour tous à une alimentation de qualité. Carnet d’expériences et Carnet de bord du
diagnostic, Bruxelles, 2019.
Notes
[1] "Selon les estimations, 12,9 millions de personnes auraient bénéficié de l’aide du FEAD en 2017", parmi lesquels 30% d’enfants. Source : Commission Européenne, Synthèse des rapports annuels d’exécution des programmes opérationnels cofinancés par le Fonds européen d’aide aux plus démunis en 2017. Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement Européen, 7 juin 2019, p. 5. Disponible en ligne
[2] On peut également citer les restaurants sociaux, les épiceries sociales, les maraudes, les groupes d’achat collectifs (cf. p. ex. la plateforme d’achats solidaires SoliFood.be) ou encore la distribution de tickets-restaurants, d’argent liquide ou de bons alimentaires valables dans les commerces locaux.
[3] Par exemple, à Bruxelles, le projet DREAM récupère les invendus du marché matinal ; le collectif Collectmet, sur le marché des Abattoirs d’Anderlecht.
[4] Du côté de la grande distribution, les associations sont confrontées à la difficulté logistique de récupérer les palettes qui leur sont destinées. Certaines commencent également à souffrir de la concurrence de nouveaux acteurs de lutte contre le gaspillage alimentaire, dont le succès auprès des commerçants amène parfois à une réduction des dons.
[5] Témoignage cité par Anne Defossez, "Flambe et gaspillage ! Les pauvres ne savent pas gérer leur argent" in Pauvrophobie, p. 255-257.
[6] Source : enquête réalisée pour Too Good To Go auprès de 1005 personnes représentatives de la population française âgée de 18 ans et plus. Sondage effectué en ligne sur le panel propriétaire YouGov France, du 14 au 15 mai 2020.
[7] "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation […]" (Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 25)
[8] Guy Vantemsche, "La pauvreté existera toujours", in Pauvrophobie, p. 397-399.